lundi, novembre 01, 2004

Pleurer devant une cuisse de poulet

Il venait d'inventer le concept du « Gatif », l'inverse du négatif, mais qui, selon lui, n'avait rien à voir avec le positif.
J'avoue n'y avoir jamais rien compris.
Il me perdait souvent, le Bruno, avec ses concept à la mord-moi-le-nœud. Peintre de son état, prof de philo de formation, il trouva plus tard refuge dans un asile d'aliénés. Comme employé, s'entend. À la cafétéria, si je ne m'abuse. (Ne pas sous-estimer la tâche de faire manger un Jel-lo à un zinzin qui rit tout le temps, mais qui ne cherche qu'à énucléer son voisin avec sa cuillère en plastique dès que tu as le dos tourné.) Un bel hurluberlu, quoi. Son mantra : « Jeff, tu le sais que je t'aime, hein ? On va rester amis toute notre vie, dis ? » Fallait le rassurer quinze fois par jour. Le prénom était à remplacer par n'importe qui faisait partie du cercle très restreint de son amitié. Très sociable, cela dit, mais il n'acceptait de parler qu'à des gens référés par un de ses, disons cinq, meilleurs amis. J'eus la chance de faire partie de ce groupe sélect pendant quelques années, puis la vie a suivi son cours et nous nous sommes perdus de vue.

J'ai pensé à lui aujourd'hui, à ce jour où je suis entré dans son giron, peu après avoir payé ma livraison de bouffe : 22$ avec tip pour une poitrine de dents de poulet nappée d'une sauce au museau de gnou et rotule de chèvre. J'ai grapillé quelques bouchées, sans appétit, pour finalement donner le tout à Gertrude, ma poubelle. Méchant gaspillage, quoi.
Pour apprécier, faut avoir faim.
Comme en ce jour de l'an de grâce 1994, alors que j'habitais avec Ben dans le palace aux murs roses de la rue Papineau. On étaient pauvres comme Job, sans job. Tellement pauvres que nous faisions du thé avec nos vieux bas. (Juste avec les bas à Ben, on remplissait la théière. La manne !) Pas que nous soyions à plaindre - on avait bu tout notre soûl les jours précédents, cigales... -, n'empêche : il faisait faim.
Ne nous restait comme ingrédients que des pâtes à lasagne pré-cuites et de la sauce soya. On fit néanmoins la recette, à laquelle nous nous efforcions de trouver des qualités, par dépit, quand le téléphone sonna. C'était Bruno.

« - Comment y va mon gros doudou ?
- ... (la honte rend muet)
- Dis-donc, pogne ton stock pis viens-t'en à maison, on se fait une bouffe pour la fête à Bénérice (sa fille).
- Bof ça me tente pas vraiment aujourdhui, l'année prochaine peut-être... »
Arriver les mains vides ne se fait pas, et Ben ne voulait pas s'imposer. Mais Bruno, connaissant son homme, ne lui laissa pas le choix.
« - Arrête de niaiser, je sais que t'as même pas d'argent pour te payer une corde ; c'est pas pour la charité, mais tu sais comme Béné t'aime, faut que tu sois là !
- Ouais, o.k., mais... je suis avec mon coloc, tsé Jeff...
- Qu'il vienne ! Les amis de mes amis sont rois dans la casa. »

Souper de roi s'il en fut, que dis-je : agapes, festin ! Des cuisses de poulets, du vrai ! avec des LÉGUMES ! La bière à flots, le vin (de la piquette, meilleure que ma première têtée), les clopes, le tout offert en toute simplicité. Nous avions refait le monde toute la soirée pour finir par peindre une croute, un coup de pinceau à tour de rôle, représentant...euh... je ne sais plus ; ce devait être plutôt abstrait, vu notre alcoolémie (dans le temps, nous buvions pas mal...). Puis nous avions écrit un poème collectif. Pas besoin de vous dire que j'avais de l'inspiration. Nous étions arrivés la queue entre les jambes et Bruno nous a fait bander. Ne serais-ce que pour cette soirée, merci mon chum. Merci de m'avoir inculqué cette notion, non pas celle du « Gatif », mais celle du bonheur dans l'instant.
Et oui, rassure-toi, amis à vie.

Faudrait que j'appelle Dan pour une finale rigolote ou une morale intelligente.
Mais l'appétit n'est plus à l'écriture.
J'ai un téléphone à faire.

6 commentaires:

La Souris & Myrrha a dit...

Le bonheur dans l'instant, c'est ce que j'appelle "une bulle de bonheur".

J'serais dûe pour une...

Lagreff a dit...

Call me : 254-6011 ;-)

Galad a dit...

Moi j'aime bien celle-là: "dans le temps, nous buvions pas mal".
Les jours se suivent...

En passant, j'ai fait un macaroni aux merguez. Il en reste au frigo, sers-toi. ;o)

Anonyme a dit...

....dis il se cherche encore des amis ton ami??? :))
Chantal....xx

Daniel Rondeau a dit...

Le bonheur et l'amitié, c'est parfois juste une bandaison entre des cuisses de poulet.
(si vous comprenez quelque chose, ne me le dites pas!)

Galad a dit...

Dan, moi j'opterais plutôt pour une bandaison entre les cuisses d'un cochon... question de goût!